15 Mars 2023
Le cageot
A mi- chemin de la cage au cachot la langue française a cageot , simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort , il ne sert pas deux fois .
Ainsi dure- t -il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles , il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc .
Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour , cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s 'appesantir longuement .
« Le Cageot », Le Parti pris des choses , F rancis Ponge, 1942.
Francis Ponge est un écrivain et poète français, né le 27 mars 1899 à Montpellier et mort le 6 août 1988 au Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes).
Il fréquentait le groupe surréaliste,( Le surréalisme est un mouvement poétique et artistique du xxe siècle comprenant l’ensemble des procédés de création et d’expression (peinture, dessin, musique, photographie, cinéma, poésie, écriture.) utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues, il est caractérisé par sa transdisciplinarité (poésie, peinture, objet, collage, cinéma, costume...) et l'importante collaboration entre ses membres.
Le "Parti pris des choses " est un recueil de poèmes en prose écrit par Francis Ponge et paru en 1942.
Dans Le Parti pris des choses, Ponge décrit des « choses », des éléments du quotidien, délibérément choisis pour leur apparente banalité.
L'objectif de ce recueil est de rendre compte des objets de la manière la plus précise possible en exprimant les qualités physiques et linguistiques du mot.
Plus simplement il veut rendre compte de la beauté des objets du quotidien.
C'est par Le Parti pris des choses, recueil de trente-deux poèmes écrits entre 1924 et 1939 et publié en 1942, que Francis Ponge s'est fait connaître comme poète.
Deux ans plus tard, en 1944, Sartre, donnera un article – « L'Homme et les choses », repris plus tard dans Situations I » – dans lequel il salue la méthode à l'œuvre dans ce recueil, méthode inaugurée et pratiquée par Husserl et les phénoménologues : retourner « aux choses mêmes ».
Cependant, même si son œuvre fut commentée par des philosophes (outre Sartre, il faut mentionner Henri Maldiney), rien n'est plus étranger à Ponge que le souci de théoriser.
« Penser n'est pas raisonner, disait Braque. Il avait raison, c'est peser », note-t-il dans L'Atelier contemporain (1977).
Peser, prendre la mesure, se mesurer à, tel est un des sens d'une entreprise qui refuse violemment les idées toutes faites, les vues de surplomb, les sujets traditionnels, les formes préfabriquées.
On pourrait dire que Ponge cherche d'abord à « dire les choses dans le regard qu'elles nous font ».
À l'aide d'une multiplicité d'images (métaphores, comparaisons), Francis Ponge tente de restituer aux objets leur entière originalité. En effet, certaines « choses » ne sont plus perçues qu'à travers le filtre des lieux communs : par exemple la fleur (surtout la rose), qui se limite bien souvent, en poésie, à une évocation mièvre.
C'est par un effet de surprise que le poète entend renouveler notre perception du monde.
Le papillon se fait ainsi lampiste, la fleur est « une tasse mal lavée » (ou une lampe !), loin des expressions idiomatiques stéréotypées.
Mais ce n'est pas non plus chez Ponge un désir de brider l'expression poétique : le papillon est également « un minuscule voilier des airs malmené par le vent » ou même « une allumette volante ».
Aussi le poète use-t-il de tous les moyens à sa disposition pour briser le moule, et créer ses propres objets poétiques : poésie du cageot, paradoxale ; poésie des objets de consommation : le pain ; poésie de la nature enfin, dans ce qu'elle a de plus concret.
Ce regard sur les objets prend leur parti, c'est-à-dire qu'il leur rend justice en ne les enfermant pas dans des stéréotypes.
Les choses pour lesquelles Ponge choisit de prendre parti sont les plus humbles : objets ou phénomènes naturels (pluie, orange, escargots, mollusque, bords de mer, galet), choses fabriquées (cageot, cigarette, pain), lieux précis (le restaurant Lemeunier rue de la Chaussée d'Antin), types humains (gymnaste, jeune mère).
Trente-deux objets triviaux, symboliquement neutres, décrits non du point de vue de l'homme mais à partir d'eux-mêmes.
C'est seulement lorsqu'ont été neutralisés tous les discours et valeurs socialement projetés sur elles, que les choses peuvent nous donner leurs leçons, nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes. « Il ne s'agit pas d'arranger les choses (le manège) [...].
Il faut que les choses nous dérangent.
Il s'agit qu'elles nous obligent à sortir du ronron. » (Méthodes, 1961).
Voici pour vous un extrait de l'ouvrage de Francis Ponge.
Je vous présente deux textes : Le Pain, et l'Huitre.
LE PAIN
La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses...
Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois
. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable...
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.
Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre.
C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois.
Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier.
Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)
PROPOSITION D'ECRITURE
Je vous invite, à votre manière, à choisir un objet de votre quotidien et à le traiter à la façon de Francis Ponge.
Vous pouvez déposer vos textes dans la rubrique " commenter " en bas de page.
Ce thème a fait l'objet d'une contrainte d'écriture à l'atelier Architexte, en mars 2023.